Renaud de Planta: Dans votre ouvrage, Radical Uncertainty, vous vous interrogez sur la capacité des modèles statistiques, économétriques et autres à aider à la prise de bonnes décisions. Qu’est-ce que l’incertitude radicale?
Mervyn King: C’est une situation qui implique des risques impossibles à quantifier... La Covid est, je pense, le meilleur exemple que je peux vous donner. Nous savions qu’une pandémie était possible... Mais nous ne disposions pas des informations nous permettant de dire qu’un virus viendrait de Chine en décembre 2019... La meilleure solution pour nous serait de nous appuyer sur des déclarations qualitatives comme celle-ci: une pandémie est probable à un moment ou à un autre dans le futur, c’est pourquoi nous devons nous y préparer. Et je pense que l’une des erreurs majeures commises dans le domaine économique a été l’excès de confiance dans les prévisions, la dépendance aux prévisions ponctuelles ou la conviction que des scénarios particuliers se réaliseraient.
Je considère qu’il existe un risque réel que les banques centrales tentent de faire croire qu’elles sont capables de placer un plancher sous le prix de n’importe quel actif.
Renaud de Planta: Nous devons faire face à toutes sortes de nouvelles incertitudes radicales, y compris sur le plan géopolitique. Par exemple, les niveaux d’endettement ont explosé depuis la crise financière mondiale. Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase d’instabilité financière radicale? Et où cela pourrait-il nous conduire?
Mervyn King: Premièrement, je crois que les marchés commencent à réaliser que l’ère des taux d’intérêt exceptionnellement bas touche à sa fin... Je pense que nous entrons maintenant dans une période où les taux d’intérêt vont remonter vers un niveau plus proche de leur moyenne historique.
[Deuxièmement,] il faut s’attaquer au problème des dettes bien trop élevées par rapport aux revenus sous-jacents dans le monde entier [grâce aux défauts ou aux restructurations]... Nous avons des problèmes de dettes souveraines: quelque chose va devoir céder sur ce front. De plus, selon moi, deux autres sources majeures de dette sont inquiétantes. L’une d’elles est la dette des entreprises et la manière dont elle est répartie entre les émetteurs... Les entreprises qui auraient dû restructurer leur dette ou faire faillite ont pu survivre... On retrouve ces entreprises «zombies» sur tous les continents.
Et en plus de tout cela, je pense qu’il faut intégrer l’emprunt à effet de levier qui se cache dans les marchés financiers. Un bonne illustration de ce propos nous vient... des fonds de pension en Grande-Bretagne, [qui] avaient emprunté, à travers des opérations sur instruments dérivés, des montants considérables pour investir dans des actifs plus risqués et profiter de performances supérieures. Or, ils ne se sont pas préparés au risque qui y était associé: en cas d’augmentation des rendements obligataires, ils allaient devoir répondre aux appels de marge en liquidités, et ils n’ont pas mis en place de mécanisme pour y faire face facilement. Ainsi, selon moi, de nombreux problèmes vont commencer à apparaître dans différents pans du système financier et de l’économie réelle, ainsi que dans la dette souveraine. Je pense donc que les cinq prochaines années vont être difficiles et qu’il va falloir beaucoup travailler pour sortir son épingle du jeu.
Renaud de Planta: Pourrions-nous assister à un retour de la «doom loop» (la boucle négative dans laquelle un choc sur une partie du système financier s’amplifie quand il affecte le reste de l’économie, comme cela s’est produit au Royaume-Uni avec la crise des gilts)?
Mervyn King: Tout l’intérêt d’un marché est de revaloriser... quand on se trouve dans une situation où de nouvelles informations arrivent et que les opérateurs prennent peut-être conscience du fait que l’incertitude est beaucoup plus élevée. Ainsi, au Royaume-Uni, le gouvernement a-t-il un plan pour s’assurer que les finances publiques sont durables? Et si on commence à se poser la question sans disposer d’informations sur l’action future du gouvernement, l’incertitude est forte... À chaque publication de nouvelles importantes, la volatilité grimpe car le processus de découverte des prix sur les marchés repose sur la volonté des participants de savoir ce que pensent les autres. Et les achats et les ventes qu’ils font ont pour but de tester le marché.
Il n’est pas souhaitable que la banque centrale empêche ce processus de se produire. Je considère donc qu’il existe un risque réel que les banques centrales tentent de faire croire qu’elles sont capables de placer un plancher sous le prix de n’importe quel actif. Et le rôle d’une banque centrale n’est pas d’acheter des actifs, mais de prêter des liquidités contre une bonne garantie... Il y a un risque réel de générer plus d’incertitude et de volatilité en intervenant pour ralentir les fluctuations d’un cours, avant de se rendre compte qu’il sera impossible de le faire éternellement et que le retrait est à nouveau inévitable.
Les erreurs commises en 2020 et 2021 ne se sont pas répétées. Les banques centrales ne font pas tourner la planche à billets
Renaud de Planta: Quelle est la principale différence entre le cycle d’inflation que nous observons maintenant et celui qui s’est produit dans les années 1970 ou au début des années 1980?
Mervyn King: ils sont tous les deux le reflet d’une erreur des décideurs politiques. En 2020 et 2021, le début de la pandémie était caractérisé par une demande égale à l’offre, dans l’ensemble. La pandémie a réduit l’offre potentielle de l’économie, au moins temporairement. Et ce que les banques centrales ont fait, c’est essayer de stimuler la demande. Eh bien, si vous avez trop d’argent pour tenter d’obtenir des marchandises trop rares, ce qui constitue une bonne description de la situation lors des premiers mois de la Covid, cela génère de l’inflation.
Je pense que cette erreur intellectuelle est le résultat d’une approche de la politique monétaire pensée par des universitaires ayant affirmé que l’inflation est entièrement déterminée par les attentes, et que celles-ci dépendent de l’objectif [des banques centrales]... L’erreur était comparable dans les années 1970: les décideurs politiques pensaient qu’il existait un compromis permanent entre inflation et chômage, et qu’en acceptant une inflation un peu plus élevée, nous pourrions avoir un chômage plus faible. Au final, ce n’était pas une bonne chose.
Les banques centrales qui ont réagi fortement et rapidement à l’accélération de l’inflation dans les années 1970, principalement la Bundesbank et la Banque nationale suisse: elles ont permis à leur pays d’afficher non seulement l’inflation la plus faible, mais aussi la récession la plus courte.
À présent, je pense que la différence – et c’est important – est que dans les années 1970 et 1980, les banques centrales ont tardé à se rendre compte qu’elles avaient commis de grandes erreurs et à accepter de faire ce qui était nécessaire pour réduire l’inflation. Elles ont donc connu une décennie d’inflation nettement plus forte. Les erreurs commises en 2020 et 2021 ne se sont pas répétées. Les banques centrales ne font pas tourner la planche à billets... [Elles] ont, dans l’ensemble, mis fin à l’assouplissement quantitatif. Et tant qu’elles s’en tiendront à ces politiques, le degré de resserrement monétaire actuellement appliqué fera baisser l’inflation... jusqu’à atteindre leur objectif dans environ deux ans.
C’est pourquoi je pense que nous revenons à une époque dans laquelle non seulement les taux d’intérêt à long terme, mais aussi les taux d’intérêt à court terme seront bien éloignés des niveaux nuls auxquels nous nous étions habitués depuis quelque temps.
Jay Powell, [président] de la Réserve fédérale... évoque désormais assez souvent Paul Volcker* dans ses discours. Cela signifie que les taux d’intérêt continueront d’augmenter jusqu’à ce que nous soyons suffisamment convaincus que l’inflation redescendra vers les 2%. Si cela implique une récession, il y aura une récession.
Je ne vois absolument aucune raison qui empêcherait d’être optimiste quant à la future croissance de la productivité
Renaud de Planta: Y a-t-il un espoir, selon vous, de voir un avenir plus stable et encore plus prévisible, de profiter d’une incertitude moins radicale?
Mervyn King: Nous venons de vivre une période extrêmement inhabituelle, caractérisée par des taux d’intérêt très bas, qui ont provoqué beaucoup de dégâts... Je pense que l’ère des taux d’intérêt très bas en est partiellement responsable, avec des phénomènes comme les sociétés zombies ou les faibles taux de croissance de la productivité. Et selon moi, si nous revenons maintenant à une ère de taux d’intérêt plus normaux et si nous parvenons à surmonter les problèmes d’endettements élevés qui se sont accumulés pendant cette période de taux bas et à réduire les niveaux de dette, alors je pense que nous retrouverons une situation où les ressources d’investissement et les personnes tourneront le dos aux entreprises peu performantes au profit d’entreprises de qualité et où la croissance de la productivité rebondira. Et je ne vois absolument aucune raison de ne pas être optimiste pour la croissance future de la productivité, ce qui est une très bonne nouvelle pour nos enfants et petits-enfants.
* Paul Volcker a été président de la Réserve fédérale de 1979 à 1987. Il est considéré comme celui qui a maîtrisé l’inflation pendant les années 1970 et au début des années 1980 avec un resserrement monétaire agressif.
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